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Le jeu du hasard 

 

Les carrelets font la réputation des côtes atlantiques. Au bord de l’estuaire, on dénombre pas moins de 500 petites cabanes de pêche sur pilotis. Tout un art de vivre… 

 

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Nous sommes au beau milieu des marais du Blayais, entre le port de Saint-Ciers-sur-Gironde et celui de Vitrezay. Sur la route, nous ne croisons personne, hormis quelques ragondins et canards. Après la longue chaussée parallèle à l’estuaire, nous empruntons un petit chemin de terre. La jeep bouge. Vitesse : 20 km/h à peine. Enfin, nous l’apercevons. C’est ici, face à l’estuaire, que se dresse le carrelet de Jean-François Benquet. 

 

Carrelet, c’est le nom que l’on donne à ces petites cabanes de pêche en bois sur pilotis que l’on trouve beaucoup dans la région, mais aussi ailleurs en France, comme en Bretagne.  Ce qui les caractérise, ce sont leur grand filet carré qu’il faut plonger dans l’eau pour une pêche pour le moins hasardeuse… Ce type d’installation s’est développé vers la fin du 19e, début 20e siècle et notamment en 1936, avec l’instauration des congés payés. Car si il y a bien une activité que l’on peu associer à ces cabanes, c’est la détente ! On y vient plutôt pour partager un moment convivial en famille que pour attraper du poisson.

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« Ça bouge, mais il ne faut se laisser impressionner, c’est du solide ». Le ponton qui mène au carrelet est fabriqué avec du chêne et de l’acacia, des arbres qui ne pourrissent pas, malgré l’humidité. Les poteaux, enfoncés dans la vase, dépassent de six mètres mais en font douze en réalité. La passerelle, elle, fait environ 20 mètres de long. Elle a dû être rallongée à trois reprises à cause de l’érosion. « La terre a reculé de dix mètres depuis que je suis là ! Je perds environ 2,5 mètres par an je pense », explique Jean-François, tout en avançant en se tenant à la rambarde. 

 

Aujourd’hui le temps est magnifique, et le coefficient de marée, de 86, est idéal pour la pêche. Il est d’ailleurs temps de mettre le filet à l’eau. Et pour ça, il faut avoir de la force dans les bras afin de retenir la vieille manivelle rouillée qui fait descendre l’immense filet. Celui-ci doit être légèrement incliné en fonction du courant montant ou descendant, une technique propre à l’estuaire. Il ne reste plus qu’à attendre. « On peut le relever tous les quarts d’heure, voire toutes les demi-heures, certains le relèvent bien plus mais à mon âge, c’est compliqué », sourit Jean-François. 

Ce passionné de pêche, de chasse et de nature en général a acquis son carrelet il y a une dizaine d’années, un peu par hasard. Les conditions d’acquisition d’un carrelet sont particulières car ces installations relèvent du domaine public. Par conséquent, personne ne peut les vendre puisque les personnes qui détiennent un carrelet ne sont pas « propriétaires ». « On parle alors de cédeurs et de repreneurs. La personne qui détient le carrelet cède son bien et celle qui est intéressée pour le reprendre l’indemnise pour les travaux réalisés », explique Serge Carrère, président de l’association des pêcheurs au carrelet de l’estuaire. Les montants varient en fonction de la situation (les carrelets sont par exemple plus chères rive droite que rive gauche, car il y a moins de vase), en fonction des installations, et de la surface… La fourchette s’étale de 7 000 à 30 000 euros pour les plus onéreux ! 

 

L’installation est également soumise à une redevance qui s’élève à 190 euros par an pour une surface de 20 m² par exemple. Enfin, pour que l’acquisition des carrelets soit plus organisée, le conservatoire du littoral a mis en place des comités d’attribution des carrelets qui fonctionnent par liste d’attente. Ce comité a lieu deux fois par an et sans étonnement, les repreneurs y sont plus nombreux que les cédeurs… À titre d’exemple, dix personnes sont actuellement sur liste d’attente en Charente-Maritime, et dix également en Gironde. Au bord de l’estuaire, on compte pourtant près de 500 carrelets. 

Déjà une demi-heure de passée, il est temps de remonter le filet, même si ça n’a pas l’air de bouger beaucoup dans l’eau… C’est reparti pour la manivelle et dans ce sens, c’est encore plus difficile. Pas de poissons à l’horizon, mais tout de même quelques crevettes : des grises et des blanches, typiques de l’estuaire. Celles-ci, on peut les ramener à la maison, encore faut-il les attraper. Là encore toute une technique. Il faut se munir d’une immense épuisette et taper le filet avec, pour faire rentrer les crevettes. « Il suffit de prendre le coup de main », taquine Jean-François.

 

Le règlement de la pêche au carrelet est strict. Il est interdit de pêcher certains poissons comme l’Alose, l’Esturgeon, la civelle, le Saumon ou encore la Truite. Les pêcheurs au carrelet doivent également suivre la directive dite « Natura 2000 », afin de respecter les espèces protégées de la faune et de la flore. Au moment de l’acquisition, chaque pêcheur se voit remettre une fiche d’incidence qui donne les directives à suivre en fonction des zones ou sont installés les carrelets. Des règles qu’il faut connaître ! Quant au permis de pêche, il n’est pas nécessaire de l’embouchure de l’estuaire au bec d’Ambès, puisque l’on considère que jusqu'à là, l’eau est salée. En revanche, pour un carrelet sur la Dordogne ou sur la Garonne, le permis de pêche est obligatoire. 

 

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Une fois le triage des crevettes effectué, seconde plongée pour le filet, en espérant que la pioche soit plus fructueuse. Aujourd’hui, l’eau est si calme que l’on dirait un lac, chose qui arrange bien Jean-François : « il faut sans cesse scruter l’horizon car l’estuaire charie et ramène parfois de gros troncs d’arbres qui viennent se coincer dans les carrelets, ça arrive fréquemment, et parfois, ils brisent les poteaux », explique-t-il. Il a d’ailleurs toujours sa tronçonneuse dans sa jeep, « au cas où ». En plus d’une attention toute particulière, le carrelet nécessite beaucoup d’entretien. « Il y a toujours quelque chose à faire ». Occupé en général de 3 à 50 fois par an au plus, l’arrivée sur place réserve parfois quelques surprises… Heureusement pour Jean-François, il n’est pas seul à entretenir son carrelet : « ce sont les enfants dont le grand-père est mort et dont le carrelet a brûlé qui s’occupent de l’entretien. En échange, ils viennent pêcher quand ils veulent ». 

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Le profil type d’un pêcheur au carrelet donc ? Un bon vivant, doté d’un esprit de partage et d’un certain respect pour la nature. Mais il n’est, au vu de la dernière levée de filet, manifestement pas un gros mangeur de poissons ! 

© Jorina Poirot
© Jorina Poirot
© Jorina Poirot
© Jorina Poirot

Le carrelet

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